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Patron de Gun for Hire, Anthony Colandro est un infatigable défenseur du deuxième amendement, qui s’insurge contre la «diabolisation» des détenteurs d’armes à feu. A la veille des «midterms», il attaque les démocrates… et Donald Trump.

Anthony Colandro ne tient pas en place. Dans son royaume de Gun for Hire, «le seul stand de tir familial au monde», clame son site internet, ce colosse à l’œil qui frise salue des clients, taquine ses employés et s’assure trois fois que son interlocutrice a bien compris qu’elle pouvait se servir dans le frigo de sa «VIP Room». Il a un bagout d’enfer. Nous sommes dans le New Jersey, à Woodland Park, en plein Trumpland. Pas bien loin de Paterson, ville qui se distingue par la multiplication de crimes sordides. Ici, des garages et des fast-foods jouxtent le stand de tir.

Un logo fait pour choquer
Les armes, c’est son univers. Anthony Colandro est membre de la NRA, le puissant lobby pro-armes. Il siège au sein de trois de ses comités. Il a voté pour Trump en 2016, défend bec et ongles le deuxième amendement de la Constitution qui stipule que tout Américain a le droit de posséder une arme, et anime sa propre petite radio, «la voix des 1 million de propriétaires d’armes dans le New Jersey». Sur son biceps gauche, il a tatoué le nom de son entreprise. Provocateur, il est ravi que son logo, avec le «i» qui s’écroule dans une flaque de sang, puisse choquer: «Au moins, tout le monde s’en rappelle!»

Supprimer les armes ne changera rien: la Prohibition n’a pas empêché la vente et la consommation d’alcool.

Anthony Colandro, patron de Gun for Hire
Ici, chez Gun for Hire, le client peut louer près de 200 armes à feu et s’inscrire à environ 90 cours. Anthony Colandro nous vend son royaume comme s’il s’agissait de Disney World version United Colors of Benetton: «Regardez, nous avons des familles, des femmes, des représentants des minorités. Tout le monde est bienvenu! Nous avons même eu deux trans, Mimi et Renée, qui se sont senties très bien et sont revenues avec des copines.» Au fond, de l’autre côté d’un sas de sécurité, des coups claquent. «Dans n’importe quel autre stand de tir, vous seriez tombée dans une ambiance très testostéronée, avec des lourdauds qui vous auraient regardée de haut en bas.» Effectivement, pas d’armoires à glace de type Hell’s Angels avec des t-shirt «Make America Great Again» à l’horizon, et une ambiance plutôt bon enfant.

Anthony Colandro est un de ces Américains pour lesquels le droit de posséder une arme à feu est un principe sacro-saint qu’ils ne braderont jamais, peu importe le nombre effroyable de tueries qui endeuillent régulièrement les Etats-Unis. Plus de 300 millions d’armes sont en circulation dans le pays. Selon Gun Violence Archive (GVA), 12 230 personnes sont déjà mortes par balle en 2018, dont 303 lors de fusillades de masse. Sans compter les près de 22 000 suicides par balle annuels.

Il est par contre urgent de recruter plus de femmes et de minorités, pour casser le stéréotype d’une NRA truffée de vieux Blancs.

Anthony Colandro, patron de Gun for Hire
Après la fusillade de Parkland de février (17 morts), un puissant mouvement de jeunes emmené par Emma Gonzalez, revendiquant un meilleur contrôle des armes, avait suscité des espoirs de changement. Le soufflé est-il déjà retombé, alors que ces derniers jours Trump a galvanisé ses troupes en imposant le thème brûlant de l’immigration? Le thème divise toujours. Mais malgré la toute récente tuerie dans une synagogue de Pittsburgh (11 morts), il arrive après la santé et l’emploi dans la préoccupation des électeurs.

Le patron de Gun for Hire l’avoue: il ne vote que par rapport au deuxième amendement. Il n’est pas particulièrement fan de Trump: il avait d’abord soutenu Ted Cruz lors des primaires républicaines. Il reproche au président de ne pas en faire assez. «Pouvoir porter une arme en public de façon non visible est un principe qui doit être appliqué dans tout le pays. Or six Etats sont toujours récalcitrants à délivrer des permis», dénonce-t-il. Et d’insister: la NRA a aidé Trump financièrement lors de sa campagne et il se sent un peu trahi. Car la bataille autour des armes est aussi une affaire d’argent. La NRA soutient des candidats républicains à coups de centaines de milliers de dollars. Dans le camp adverse, des projets financés par des philanthropes émergent, comme «Everytown for Gun Safety» du milliardaire et ex-maire de New York Michael Bloomberg.

Anthony Colandro estime-t-il le deuxième amendement en danger? «Oui. Il subit les attaques incessantes de ces socialistes chez les démocrates qui veulent agir comme au Venezuela et à Cuba. Si on n’avait pas d’armes pour nous défendre, ce serait terrible!» Il assure que la NRA n’est pas en perte de vitesse: «Après Parkland, nous sommes passés de 5 millions à 6 millions de membres. Il est par contre urgent de recruter plus de femmes et de minorités, pour casser le stéréotype d’une NRA truffée de vieux Blancs.» A chaque nouvelle tuerie de masse, le même scénario se produit: les ventes d’armes prennent l’ascenseur. Et Donald Trump y contribue avec son mantra: «Pour désarmer un bad guy, il faut armer les good guys.»

Des petits tireurs de 8 ans
Anthony Colandro insiste: les armes ne sont dangereuses que si elles sont en de mauvaises mains. «Supprimer les armes ne changera rien: la Prohibition n’a pas empêché la vente et la consommation d’alcool.» Ses mots clés: éducation et sécurité. Il veut sensibiliser les jeunes aux dangers des armes: «Les gosses banalisent toujours plus la violence, c’est effroyable.» C’est pourtant le même Colandro qui se targue d’offrir la possibilité à des enfants dès l’âge de 8 ans de tirer sur des cibles, avec des armes en couleur certes, mais létales quand même. D’ailleurs comment ose-t-il le faire, alors que la législation du New Jersey est l’une des plus strictes? Le remuant manager sourit en coin. «Peut-être parce qu’ils ne m’ont pas encore dans leur radar?»

On a beau chercher à éduquer les gens, il y a toujours des gars stupides qui, par des actes irresponsables, ramènent tout le débat cinq ans en arrière

Anthony Colandro, patron de Gun for Hire
Ce «libertarien à tendance anarchiste» – ce sont ses propres termes – se dit fatigué par la «diabolisation» des détenteurs d’armes, montrés du doigt à chaque fusillade. Lui-même en possède environ 80, dont 10 qu’il utilise. «On devrait davantage se préoccuper des gens qui souffrent de troubles mentaux au lieu de fermer les asiles psychiatriques. C’est bien pour cela que je dis d’arrêter d’envoyer de l’argent aux autres pays. Laissons-les nous détester gratuitement! Nous devons sécuriser nos frontières, empêcher l’invasion de migrants, et nous occuper en priorité de nos vétérans, de nos personnes âgées et des sans-abri.»

Il rappelle que les armes à feu doivent être stockées dans des lieux sous cadenas. «On a beau chercher à éduquer les gens, il y a toujours des gars stupides qui, par des actes irresponsables, ramènent tout le débat cinq ans en arrière!» Chez lui, impossible de venir tirer en solo. Un principe de base de la prévention du suicide. «J’ai imposé cette règle. J’ai aussi mis en place un système d’alerte entre les différents stands de tir de la région pour signaler les gens suspects.» «Nous avons notamment repoussé une femme venue seule, qui disait vouloir louer n’importe quelle arme», raconte-t-il. Elle a fini par partir. Trois heures plus tard, des détectives sont arrivés: elle avait tenté de mettre fin à ses jours avec des médicaments.»

Le fusil AR-15, «arme préférée des Américains»
Les gens qui arrivent pour la première fois à Gun for Hire sont photographiés, doivent signer des clauses de sécurité, et sont confrontés à un minimum de trois employés. Chaque geste est surveillé. Posté devant son mur rempli d’armes, Frank Vagueiro nous tend des lunettes de protection et un casque antibruit. Puis un Smith & Wesson 686, un Glock 19, ainsi qu’un AR-15 Aero Precision, et les munitions ad hoc. Nous entrons dans la zone de tir, et accrochons notre cible en papier. Un homme avec les organes apparents.

Interdit entre 1994 et 2004, le AR-15 est le type de semi-automatique privilégié lors de fusillades de masse. La NRA le qualifie cyniquement d’«arme préférée des Américains». Nous ne sommes pas seule à manipuler un tel engin. Dans le box d’à côté, Lily et Matthew, dans la vingtaine, s’exercent aussi avec un AR-15. Elle «par plaisir», lui parce que cela fait partie de son métier: il est Marine. Les «midterms»? Sourires gênés. Ils ne s’intéressent pas vraiment à la politique. Et que leur inspirent ces jeunes à l’image d’Emma Gonzalez qui militent pour un meilleur contrôle des armes? «Emma qui?» glisse timidement Lily. «Ah, cette fille au crâne rasé?» Elle hausse les épaules. Elle n’a pas vraiment d’opinion.

Tirer pour «évacuer son stress»
Avec sa casquette rouge enfoncée sur la tête, Frank Vagueiro, lui, insiste sur l’importance de voter. Nous le prenons au dépourvu: en 2016, il ne s’était pas rendu aux urnes. «Je ne me reconnaissais ni en Donald Trump ni en Hillary Clinton», bredouille-t-il. Pour lui, tirer est avant tout un bon moyen d’évacuer son stress. «Comme pour la plupart des gens ici.»

Juste à l’entrée de Gun for Hire, Paul Sconciafurno, un policier à la retraite, tient un magasin d’armes. On y fait un saut. Comme électeur, son espoir est avant tout de payer moins d’impôts. Mais très vite on comprend sa préoccupation principale: les conditions de travail des policiers. «Regardez», dit-il en nous tendant une vidéo qui montre un passant en train d’insulter deux policiers. «C’est violent. Ils sont restés calmes. Moi, je n’ose pas vous dire ce que j’aurais fait…»